Prof. Michel WIEVIORKA
Sociologue français, directeur d’études à l’EHESS
Au début des années 80, le communisme en tant qu’idéologie était désormais sans emprise sur la société, et son incapacité à gouverner était grandissante. Cela était notamment perceptible dans l’économie, un terrain où les « démocraties populaires » essuyaient des revers cuisants. Les autorités successives en place dans ces pays, avec parfois quelque degré d’autonomie, on l’avait vu dans la Hongrie de Kadar dans les années 60 et 70, étaient soumises à Moscou, leur pouvoir en tirait sa légalité, sinon sa légitimité. Mais les habitants de l’Europe centrale, eux, ne le voyaient pas nécessairement du même œil et dans les années 80, rejetaient de plus en plus nettement cet assujettissement. En Pologne, l’attachement à des valeurs conjuguant idée de Nation, patriotisme et christianisme avait depuis toujours été très fort. Les Polonais ont été donc les premiers et les plus capables de résister et de mettre fin à un pouvoir totalitaire. Adam Michnik, dans son livre L’Église et la gauche. Le dialogue polonais (1977), a été parmi les premiers à comprendre l’importance qu’il y avait, face au pouvoir, à promouvoir la convergence d’une Eglise souvent réactionnaire, mais butée face au totalitarisme, et d’une gauche, qui jusque-là lui était hostile.
Ce n’est pas un hasard si le mouvement d’opposition au communisme s’est développé si fortement en Pologne. Le système y était parmi les moins enracinés, et l’avènement de « Solidarité » en 1980 a été marqué par la confluence de trois forces : sociale, et plus précisément ouvrière, avec au départ les ouvriers des chantiers navals de la Baltique ; nationale et catholique, portée par l’élection d’un pape polonais, Karol Wojtyla, en 1978 ; et démocratique, avec l’apport de nombreux intellectuels. Dans les autres pays, le communisme était peut-être plus résilient et les autorités un peu plus à même de contrôler les processus politiques. Pourtant, malgré bien des différences, le communisme en Europe centrale s’est écroulé presque partout au même moment, en 1989. En l’espace de quelques mois à peine, les pouvoirs communistes ont été évincés d’une bonne partie de la région, l’URSS n’étant plus en mesure de maîtriser la situation dans sa zone d’influence.
On ne comprend pas la fin du communisme « réel » en Europe centrale ou dans les Républiques baltes si l’on ne prend pas en compte la décomposition du pouvoir soviétique.
Un signe spectaculaire de l’affaiblissement de la capacité de l’URSS à maîtriser les situations et à réagir de façon appropriée en cas de crise a été la gestion de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, en 1986. L’État soviétique a fait alors preuve d’une impressionnante inefficacité pour gérer la réalité qu’il avait lui-même instaurée. L’évènement montrait aussi que la fin du communisme pouvait venir du cœur même du système, et pas seulement ni même principalement de facteurs externes, même si ceux-ci avaient pu jouer. Si le système n’avait pas été en mesure de prévenir une telle tragédie, puis de l’affronter, alors, cela signifiait que le pouvoir n’avait plus la capacité de contrôler sa propre société, et ce constat a certainement été fait par Gorbatchev, qui a alors promu la Glasnost. Les événements de 1989 l’ont pleinement confirmé.
Les transformations entamées en 1989 n’ont pas eu lieu partout, ou au même rythme, et la chute de l’URSS en 1991 n’a pas été toujours synonyme de processus démocratiques. De ce point de vue, la situation de l’Ukraine demeure préoccupante, et celle de la Biélorussie encore plus. Ce n’est d’ailleurs qu’en 2020 que cette dernière a tenté pour la première fois d’entrer sur la voie de la démocratie. Par ailleurs, l’Albanie et la Yougoslavie étaient des pays formellement communistes, mais les chemins de leurs transformations divergeaient de celui des pays d’Europe centrale, et la fin de la Yougoslavie a été singulièrement violente.
Les différences étaient liées aussi à l’emprise locale du communisme. Là, où ce système était perçu par beaucoup comme imposé du dehors, et ennemi – en Pologne, en Tchécoslovaquie, en RDA, en Hongrie – les transformations ont eu lieu rapidement. L’identité nationale, le rejet social, l’aspiration à la démocratie étaient suffisamment forts pour que le refus de l’assujettissement se fasse dès que les circonstances l’ont permis. L’Albanie et la Yougoslavie ont emprunté d’autres schémas. La seconde, du temps de l’URSS, jouissait d’une certaine autonomie vis-à-vis de Moscou, et la première se réclamait d’une idéologie et d’un modèle de développement bien plus chinois que russes. Ces différences se sont avérées déterminantes au moment où ont commencé les profondes transformations démocratiques dans cette partie de l’Europe
Les différences entre les pays d’Europe centrale et ceux d’Europe occidentale demeurent perceptibles. Les premiers par exemple n’ont pas de problèmes liés au passé colonial. Les différences sont flagrantes en matière économique et politique. Les pays d’Europe centrale et orientale ont, durant presque cinq décennies, développé une économie reposant sur une planification centralisée. Le changement de modèle économique opéré après 1989 a généré de vives tensions sociales et politiques, visibles encore aujourd’hui ne serait-ce que dans l’agencement de la scène politique. Et il faudra du temps avant qu’elles ne s’estompent. Dans ce sens, la division de l’Europe en deux blocs n’est pas entièrement surmontée.
Texte publié dans le mensuel Wszystko Co Najważniejsze (Pologne) dans le cadre d’un projet d’éducation historique de l’Institut de la mémoire nationale