La violence était l’attribut même des régimes successifs en Union soviétique et dans les pays d’Europe du Centre-Est.
Bernard GUETTA, député européen français (Renew Europe). En 1978-1980 journaliste au « Monde » et spécialiste de l’Europe centrale, puis il dirigeait « L’Expansion » et « Le Nouvel Observateur ».
Dans les années 1970, j’étais journaliste au « Nouvel Observateur », spécialisé dans les mouvements de dissidence dans les pays du bloc communiste. J’avais donc une chance unique d’observer de près à quoi ressemblait le régime en URSS et dans ses États satellites. J’ai rapidement compris que l’histoire du communisme en Europe était en fait celle de sa chute.
Les régimes inféodés à Moscou manquaient de savoir-faire en gestion de l’économie. Le seul projet efficace semblait être la Nouvelle politique économique (NEP) mise en place par Lénine en 1921. Ensuite, ils essuyaient fiasco sur fiasco. C’était d’ailleurs une des raisons pour laquelle les régimes communistes firent le choix de la terreur. La violence devint l’attribut même des régimes successifs en Union soviétique et dans ses pays satellites et tant qu’ils arrivaient à contenir le feu de la révolution en leur propre sein, tant tout cela passait quasiment inaperçu. Mais quand vint la stagnation, le système dans son ensemble fit faillite.
En Europe centrale, le communisme s’effondra presque partout au même moment – en 1989. Cette coïncidence, tout comme de multiples similarités, demanderait une généralisation. Ce serait pourtant de méconnaître qu’il n’avait partout ni la même évolution ni la même teneur. Les différences d’un pays à l’autre étaient si notoires qu’on peut même parler de plusieurs variantes de socialisme. A titre d’exemple, quand j’étais en Roumanie dirigée par Nicolae Ceauşescu, j’avais tout simplement peur. Inversement, lors de mes séjours en Pologne, je n’éprouvais jamais cette sensation. Évidemment, les deux pays étaient des régimes communistes, sans le pluralisme politique ni la liberté des médias. Mais en Pologne, on pouvait parler en privé pratiquement de tout, alors qu’en Roumanie c’était inconcevable.
En Pologne, à partir de 1956, l’étendue des libertés citoyennes, sous l’effet de protestations ouvrières et de revendications sociales (1968, 1970, 1976, 1980), n’arrêtait pas de s’élargir, tandis qu’en Roumanie les choses se passaient dans le sens inverse. Si dans la politique étrangère Ceauşescu soulignait son indépendance vis-à-vis de Moscou (il maintenait des relations diplomatiques avec Israël, envoya en 1984 ses sportifs aux JO de Los Angeles boycottés par les autres pays communistes), dans la politique intérieure son régime était tout simplement la version roumaine du stalinisme, horrifiant par sa sévérité.
En Tchécoslovaquie, la situation était encore différente. Le parti communiste au pouvoir refusa la déstalinisation en 1956. Les habitants du pays ne commencèrent à forcer des changements qu’en 1968, ce qui amena une invasion soviétique. Ainsi, l’URSS y bloqua les mutations pour les trente années à venir. Certes, le régime tchécoslovaque n’était pas aussi sévère que son homologue roumain, mais la situation à Prague différait de celle à Varsovie, à Budapest (où l’ouverture était très grande) ou dans d’autres pays de la région.
Le communisme en Europe centrale avait sa nuance propre d’un pays à l’autre. Ces différences résultaient en grande partie des aléas de l’histoire. En Tchécoslovaquie par exemple, déjà avant la Deuxième Guerre mondiale, fonctionnait un parti communiste très populaire. Lorsque, en 1945, les communistes prenaient le pouvoir, ils surent tirer à leur profit cette popularité qui ne baisserait pratiquement pas avant les premières manifestations de la Révolution de velours. En Pologne par contre, les communistes n’avaient jamais été populaires, c’est donc pour cette raison qu’ils ne parvinrent jamais à obtenir un suffrage généralisé dans la société. D’autant plus que les Polonais sont traditionnellement antirusses et on savait bien que le nouveau régime avait la bénédiction de Moscou.
Les tensions entre les autorités communistes et la société en Pologne étaient permanentes. D’ailleurs, il était difficile d’y trouver quelqu’un qui croirait vraiment au communisme. Edward Gierek, qui réussit à stabiliser le système après la révolte de Décembre 70, était le seul à comprendre que les Polonais ne se laisseraient jamais convaincre au communisme ni par la terreur ni par la flamme révolutionnaire. Il se servit donc d’arguments économiques – et on voit bien aujourd’hui qu’il était le plus près de réussir dans cette tâche. Il y réussit sans doute mieux que Gomułka ou Jaruzelski. Ce dernier d’ailleurs, comprenant que sa situation était plus que désespérée, donna en 1989 son accord aux transformations systémiques. Telle plus ou moins fut la démarche des autres dirigeants communistes en Europe centrale. L’arrêt de mort du système fut ainsi signé pour de bon.
Ce n’étaient pas les dissidents qui conduisirent le communisme à sa chute. Ce n’étaient pas non plus Jean-Paul II ni Ronald Reagan. C’était le communisme lui-même. Bien sûr, le rôle des dissidents, du pape ou du président américain ne peut être négligé. S’il n’y avait pas eu leur action, les communistes auraient pu se maintenir plus longtemps. 10 ans de plus, 20 peut-être ? Mais tôt ou tard le système se serait effondré, car son défaut étaient les problèmes qu’il créait lui-même sans pour autant être capable de les résoudre.
Texte publié dans le mensuel Wszystko Co Najważniejsze (Pologne) dans le cadre d’un projet d’éducation historique de l’Institut de la mémoire nationale